Qu’as-tu fait avant Dieu du Ciel! ?
J’ai fait un bac en administration et un certificat en publicité. J’ai travaillé pour différentes grandes compagnies ; dans le pétrole, dans l’eau, dans le crédit…aujourd’hui je suis encore dans le liquide finalement!
J‘ai fait représentante sur la route et j’ai géré des stations-service, puis j’ai fait de la promotion pour les nouvelles stations. J’ai été en lien avec bien des fournisseurs, puis j’ai migré dans le secteur de l’eau en bouteille où j’ai travaillé quelques années comme représentante également.
Je suis ensuite passée dans le crédit. La même année, j’ai monté le projet Dieu du Ciel! Saint-Jérôme après la job, pendant les soirs et les dîners. J’étais cliente au brouepub de Montréal. Avec Luc Boivin, qui était mon conjoint de l’époque, on posait un paquet de questions à Stéphane (Ostiguy, cofondateur, lire son entrevue) parce qu’on avait le désir d’ouvrir un brouepub dans le style de DDC! Montréal. Stéphane a fini par nous dire qu’ils seraient plutôt prêts à embouteiller. Pourquoi au lieu de partir un brouepub on ne partirait pas un projet industriel?
J’ai donné ma démission de l’entreprise de crédit et j’ai fait le grand saut!
Il y a parfois du monde qui me demande ce que ça prend pour devenir entrepreneur, et je réponds très souvent « une grosse dose d’innocence! » Si tu savais d’avance tout ce qui va t’arriver dans ta carrière, comme dans ta vie, tu ne le ferais pas! (Rires)
Pourquoi Saint-Jérôme et comment as-tu trouvé le local?
J’habitais dans les Laurentides, Luc aussi et les pieds carrés y étaient moins chers qu’à Montréal. On cherchait des caractéristiques techniques précises et il y avait plus de locaux disponibles.
En téléphonant à la recherche du local, il m’est arrivé ce qui arrivait parfois quand j’appelais des patrons pour leur vendre des cartes de crédit pour leur entreprise. En leur donnant mon prénom, ça faisait jeune et donc pas crédible. Je les rappelai le lendemain en me présentant comme Madame Charbonneau, et là ça passait!
Pourquoi l’envie de travailler dans la bière?
J’ai toujours aimé la bière. Je suis arrivée là-dedans parce que j’ai rencontré Luc qui avait un projet de « business ». Et moi j’ai toujours voulu être à mon compte. Ça a fait d’une pierre deux coups. J’ai aussi travaillé dans un bar à bière et il y avait de la bière importée à la maison dans ma jeunesse!
Saint-Jérôme ça a commencé avec l’usine?
En même temps que le pub! Ça a été une bataille. L’idée d’une usine faisait un peu peur à la ville de Saint-Jérôme dans leur plan de développement d’urbanisme, parce que pour eux une usine ça va dans le parc industriel et pas au centre-ville. Mais nous voulions absolument un pub en plus de la brasserie.
Les odeurs de fermentation et les allées et venues des camions qui amènent les matières premières soulevaient des craintes…Auparavant le local était un supermarché avec des remorques tous les jours alors que pour la brasserie, or de notre côté, on n’allait probablement pas aller au-delà d’un ou deux camions par semaine.
Comment dirais-tu que ton rôle a évolué depuis l’ouverture de la succursale de Saint-Jérôme à maintenant?
Au début avec Luc, on était le labo de Dieu du Ciel!; on faisait des essais de brassins dans le sous-sol chez nous. Jean-François (Gravel, maître-brasseur, lire son entrevue) avait des idées mais comme Montréal roulait, on ne pouvait pas y tester toutes les recettes. L’Aphrodite et la Route des Épices sont passées par chez nous.
J’avais un intérêt pour ça. D’ailleurs j’ai eu la première place au concours de brassage amateur March in Montreal avec une bière fumée que j’ai brassée. Ça s’appelait Épilogue. Luc, qui était très bon brasseur, allait tout le temps dans ces concours de bière amateur. Il me poussait à enregistrer ma bière. Mais je n’en avais pas envie, je brassais pour mon plaisir. Si la bière était vraiment bonne c’était ça ma médaille, je n’avais pas besoin de plus.
March in Montreal arrive, le haut-parleur annonce « From Prévost, Québec : « Hefeweizen » by Luc Boivin! ». Chacune de ses bières gagne une médaille donc j’ai arrêté d’écouter les annonces parce que je savais qu’il avait gagné. Puis, j’entends au loin : « From Prévost, Québec : Épilogue ». Il m’avait inscrite sans me le dire, le maudit! J’ai encore le certificat sur le mur dans mon bureau.
Pour revenir à mon rôle, j’ai les mêmes points de focus qu’au début mais je n’ai plus les deux mains dans le moteur. Mon champ de compétences, c’est l’administration et l’intérêt pour le développement humain.
Au début de la business, il fallait mettre en place le système comptable. J’expliquais à Stéphane comment faire la charte comptable dans le système. Ça a commencé sur une simple feuille 8,5 x 11 sur la table de la cuisine chez nous. On a aussi eu un coup de main d’un ancien client comptable de profession.
Tu t’occupais de la direction du pub en plus de l’administration de la brasserie?
Ça a évolué au fil des ans, mais au début je m’occupais du développement de la vente de bière sur la route, je livrais également. Les premières années, on gérait aussi le pub avec Luc. Je faisais la comptabilité sur le bout du bar le dimanche soir quand il n’y avait personne. Je m’occupais aussi des embauches; j’ai d’ailleurs recruté Leïla Alexandre, notre directrice de la marque, qui était au service à l’époque!
Ça fait 5 ans que tu fais partie du conseil d’administration de l’AMBQ. Quels sont les enjeux des microbrasseries québécoises à l’heure actuelle?
L’AMBQ est une association solide, on est à peu près 300 et on est vraiment bien organisé. On a un nouveau président depuis 2 ans, ça amène une autre vision, ce qui est bon. Marie-Ève, la directrice générale de l’AMBQ fait une job d’enfer.
Les enjeux qu’on rencontre sont réglementaires et législatifs. En ce moment on parle beaucoup du timbre, qui n’a plus sa raison d’être.
Les marchés publics, auxquels les micros n’ont pas accès. On est des entreprises locales même si toutes les matières premières ne viennent pas toutes du Québec.
Dans l’AMBQ il y a des joueurs de toute sorte de grandeurs dont une majorité de petits joueurs qui n’ont pas le volume pour vendre dans les épiceries. Les marchés publics seraient très important pour leur développement. On parle aussi de la vente en ligne et de la livraison par un tiers, ou encore des paliers de taxes en fonction de la taille des brasseries.
Y a-t-il de la solidarité entre les micros?
Bien sûr il y a de la compétition, des histoires d’espace-tablette…Malgré ça, on a tous les mêmes enjeux et on travaille dans le même sens. Quand j’étais dans le secteur de l’eau, j’ai vu des niaiseries! Racheter des caisses d’eau de la compétition pour les sortir du magasin, couper les câbles d’alimentation électrique de frigos! (Rires) Je n’ai rien vu de même dans la bière.
Chez Dieu du Ciel!, on n’a jamais voulu vendre pour vendre. Je suis contente d’avoir implanté le service à la clientèle dans la culture de l’entreprise. La stratégie de vente passe par le fait de bâtir une relation avec le client. Les détaillants nous disent qu’on prend soin de nos produits. C’est l’une de nos forces.
Qu’est-ce que Dieu du Ciel! fait pour encourager l’économie locale?
On emploie 130 personnes. À Saint-Jérôme, la brasserie industrielle embauche plus de personnes que le brouepub de Montréal, de par sa nature. Ça a amené du développement local parce que les gens ont déménagé pour se rapprocher de leur lieu de travail. En tant qu’employeur au centre-ville de Saint-Jérôme, on a un impact.
Dans la communauté aussi parce qu’on offre un lieu de rassemblement, des liens culturels forts avec la salle de spectacle régionale voisine du Théâtre Gilles-Vigneault. On se positionne aussi beaucoup dans le milieu artistique avec les partenariats qu’on développe.
Et sur l’aspect écologique?
Ça a toujours été une préoccupation. Le recyclage des cartons, les achats d’articles promotionnels québécois…Nous allons bientôt composter à Saint-Jérôme!
C’est toute une patente car c’est beaucoup de déchets organiques à gérer. Il y a d’ailleurs un comité environnement à l’AMBQ, c’est un pas dans la bonne direction.
C’est quoi tes bières préférées chez Dieu du Ciel!?
Ça dépend du moment mais j’ai un faible pour les bières fumées ou tourbées. La Sieben Hügel, c’est vraiment bon. La Péché Mortel et les Péchés élevées en fût de whisky ou de rye aussi.
La Solstice d’Hiver ou la Blanche-Neige après une journée de pêche ou de ski…Il y a quelques temps on avait demandé aux employé·es de choisir la bière Dieu du Ciel! qui les représentait et j’avais choisi la Blanche-Neige. Forte, épicée!
Quand tu as débuté, il y avait peu de femmes dans le milieu brassicole. Comment ça s’est passé pour toi?
Dans le milieu tu fais ta place. Il y a des gars qui vont être plus timides en arrivant dans un nouveau milieu, autant que des filles je pense, même si bien sûr les biais existent.
Je pense que la première fois que j’ai ressenti de la misogynie dans ma vie personnelle, c’est l’année passée. Ou bien je suis d’une inconscience aveugle mais c’est ma réalité! J’ai toujours défoncé des portes… J’ai joué au basket pendant 20 ans, dans des niveaux plus forts que mon âge. Nos parents nous ont aussi toujours valorisées ma sœur et moi. Si ça vient de là ou pas, je ne le sais pas.
Si dans la vie j’ai envie de pêcher je pêche. Si quelqu’un n’est pas content avec ça, il peut venir m’en jaser et on en discutera. Ou il va me fuir et il va perdre une journée de pêche parce que moi je vais rester ici!
Quand tu as commencé dans la bière, sentais-tu qu’on pouvait te prendre moins au sérieux?
On ne me l’a jamais fait ressentir et de toute façon il n’aurait pas fallu. En tout cas il y a beaucoup plus de filles qu’avant dans la bière et c’est une bonne affaire je pense.
On m’a souvent posé cette question et on m’a parfois demandé de participer à des conférences. Je ne suis pas contre, mais c’est quoi l’objectif et c’est quoi l’angle? « Tu pourrais inspirer parce que tu es une femme en affaires! » Non. Mais inspirer parce que j’ai réalisé des affaires comme gestionnaire, là oui. Je suis visiblement une femme et si ça t’inspire, fine! Mais il y a une nuance qui est importante.
Au début de ma carrière, j’ai voulu faire de la coopération internationale. J’ai suivi des cours et j’ai fini mon bac avec un projet d’études internationales et je suis partie 3 mois en Asie. Si l’embargo américain avait été levé sur le Vietnam, je serais là-bas.
Je n’ai pas nécessairement renoncé à ça. Aider à développer des business dans une communauté matriarcale par exemple. Je pense que ça serait transformateur des deux bords.
Que souhaiterais-tu à DDC! pour ses 35 ans?
Que ce soit une entreprise qui continue à vivre et à évoluer dans le temps. Que ça soit toujours aussi bon et que j’ai toujours envie d’en ouvrir une après une journée de plein-air, puis de dire : « Esti que c’était pas de même dans mon temps! ». (Rires)